D'une courtisanne grecque
D'une courtisanne grecque
sur l'impuissance d'un viel ambassadeur français,
couchée près de lui à Constantinople
- extrait -
(...) connaissant ma branche comme morte,
Semblable au corps qu'au sépulcre l'on porte,
Elle se dresse, et en ses accents grecs,
Dans le lit veuf fait ainsi ses regrets :
"Branche, jadis mon bien et mes délices,
Grand ornement des fêtes et des lices,
Passant au trot la Course des cheveaux,
Grande ouvrière excellente aux travaux,
De quel ruisseau de larmes et de plaintes
Puis-je honorer tes jeunesses éteintes ?
De quels propos te puis-je dire adieu ?
Branche, jadis mon but et mon milieu,
Jadis mon tout et ma richesse aperte (1)
Ores (2) mon rien et ma perte secrète,
Qui se couvrant si bien me secourais,
Sans qui, jadis, par le feu je mourais,
Comme, en été, une herbe qui se sèche,
Mais la liqueur qui montait sur ma brèche
Rendait éteint le feu de mon désir
Et remparait (3) le fort de mon plaisir.
O seul témoin de ma meilleure joie !
O mon flambeau ! Faut-il que je te vois
Si fort jaillir, et ci vivant périr ?
Où est l'ardeur dont tu soulais (4) férir
Un coup plaisant qui prolongeait la vie,
Et dont la plaie avait encor envie ?
Ores, ta tête, astre naguère ardant (5),
Est dévallée au pays d'Occident,
Et ton vaisseau, las de courir mes ondes,
A mouillé l'ancre aux rades infécondes,
Ne dressant plus les voiles vers mon Port !
Ha ! Pauvre branche, autrefois mon support,
Tu as changé ta couleur belle et rouge
En laide et pâle, et ton corps ne se bouge
Nobn plus qu'un roc ; les propos, et les champs,
La mignardise, et les jeux alléchants,
Avant coureurs de notre jouissance,
Ne peuvent rien dessus ton impuissance !
Ainsi je pleure et chante tristement
Ton mortuaire et ton enterrement,
Estimant mort au monde tout affaire
Qui a perdu l'action ordinaire."
Ainsi chantait, en pleurant et craint,
Lors, je lui dit, tout doucement riant :
"Pleurant ainsi ma langueur étourdie,
Et regrettant la folle maladie
De cette branche (innocent animal)
Tu montres, femme, être atteinte d'un mal
Plus dangereux ; pour ce, je te conseille
De pourchasser aventure pareille
A ton désir ; tu mérites avoir
Gens plus heureux, et de plus de pouvoir."
Elle, en fureur, me répondit à l'heure :
"Que penses-tu, déloyal, que je pleure ?
Je pleure ici non pas un bien privé
Ne serait sans cette branche féconde ;
C'est ce qui fait embellir tout le monde ;
C'est ce qui crée hommes, bêtes, oiseaux,
Qui fait nager les poissons dans les eaux ;
C'est ce qui cause une loi conjugale ;
C'est ce qui fait la femelle et le mâle,
Nouant deux coeurs d'un noeud coulant si fort,
Qu'un corps des deux se fait par cet accord.
Sans cet engin, la beauté de la femme
N'a point de prix, et l'homme est un infâme.
O rare perle ! O exquise Union !
O bien qui plait, même en opinion !
O diamant ! O précieuse pierre
Quand, mise en oeuvre, un or te tient en serre !
O pris sans per (6) ! O per non comparé !
Le genre humain est par toi réparé !
Les bas secrets et la foi tant voilée
Aiment tes pas et suivent ta volée ;
Il n'y a rien de si grand, ici bas,
Qui ne te cède en prenant ses ébats.
Tout tient de toi. Qui ne te fait hommage,
Ouvrant son fief, il en reçoit dommage.
Par défaut d'homme, et faute d'être en foi,
Les fruits pendants se reçoivent par toi,
Aussi tu es, seigneur, bon au possible,
Et ta fureur ne peut être nuisible.
Voilà pourquoi les plus sages humains
Sont tes vassaux et te baisent les mains.
La vierge, à toi se prosternat, s'assure,
Et de ton coup recevant la blessure,
Pleure son sang, mais fort joyeuse au coeur,
Se rit après, embrassant son piqueur.
Par la roideur de ta bride infinie,
Tu adoucis la rouge tyranie.
Mars, qui de sang fait les plaines rougir
Se rend à toi, et se laisse régir
Par ton vouloir ; son visage terrible
Avec Vénus devient doux et paisible.
Branche, c'est toi, c'est toi qui fait quitter,
Quand il te plait, la foudre à Jupiter,
Qui le contraint d'abandonner la guerre,
Et faire paix aux enfants de la Terre.
Branche, sans qui rien ne peut la beauté,
Par toi le tigre ôte sa cruauté,
Et le lion se rend bête amoureuse ;
La patience est en toi merveilleuse,
Et merveilleuse est ta grande vertu,
Car ton pouvoir, bien souvent combattu,
Combat après : quand tu es surmontée,
Tu prends après une force indomptée,
Mais ton couroux ne dure pas longtemps.
Dessus le champ, égal aux combattants,
Tu fais la pointe, et après que ta force
Devient recrée, une nouvelle amorce
Te sollicite, et le fort attaqué
Reçoit les coups de ton canon braqué."
Ayant ainsi fait ses complaintes grecques,
Elle se tut, et finit ses osèques (7),
Me laissant là, et haïssant du tout
Le Vif qui meurt et qui faut par le bout.
(1) manifeste, évident, visible
(2) maintenant, à présent
(3) remettre en bon état, entourer de fortifications
(4) souloir : avoir l'habitude de
(5) bandant
(6) égal
(7) lamentations funèbres