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Notre nuit fut féconde en fauves voluptés
En inexprimables caresses ;
Nos plaisirs furent vifs et longuement goûtés
Au sein d'un abîme d'ivresses.

Puis nos désirs repus et nos sens apaisés
(C'était au matin, il me semble),
Et nos lèvres n'ayant plus de force aux baisers,
Nous nous assoupîmes ensemble...

Et, retrempant ainsi mes membres énervés
Par la stupéfiante orgie,
Par un cocasse jeu du hasard, je rêvais,
Au travers de ma léthargie,

Au travers du présent odieux m'étouffant
Avec ses étreintes fatales,
Je rêvais du passé, de mes vieux jours d'enfant,
Et des noires roches natales.

Je revis le jardin, la vigne et la maison :
Sur la porte deux lauriers-roses
Et devant mes regard avides d'horizon,
Une file de pics moroses,

Et dans un coin, sous la vérandah de jasmin,
Ma mère, paisible et fleurie,
À mes ébats joyeux oubliant dans sa main
L'aiguille et la tapisserie...

Ce songe m'était bon ; mais je me réveillai :
Le soleil emplissait la chambre
Et mettait aux blancheurs du mur émerveillé
De larges reflets d'or et d'ambre.

Et je considérai ma maîtresse dormant
Extatique et comme inspirée :
Sa gorge frémissait de moment en moment
Sous sa chemise déchirée.

Son épaule étalait d'éclatants blocs de chair
Où fourmillait le bleu des veines
Et fleurait ce parfum âcre qui m'est plus cher
Que les menthes et les verveines.

Sa chevelure en flots de flamme ruisselait,
Onduleuse comme les vagues,
Sur sa peau blanche ainsi que le marbre et le lait
Pleine de miroitements vagues ;

Sa paupière où pesaient l'insomnie et le rut
Se cerclait d'une teinte opale,
Et sa figure vue au grand jour m'apparut
Un peu vieillie et toute pâle...

Or, l'endormie ouvrit languissament ses yeux...
Jamais je ne saurais décrire
Tout ce qu'avait de tendre et de délicieux
Sa lèvre tordue en sourire...

Soudain, j'eus un frisson et ma bouche s'emplit
D'un juron gras de bave amère,
Quand elle se dressa, dolente, sur le lit :
Elle ressemblait à ma mère !!!
- Lu au Chat Noir le 22 juillet 1882 et dédié à Edmond Haraudcourt
- Cité in Les Poètes du Chat noir (André Velter, Ed. Gallimard, 1996) - p.198-199