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Ébauche d'un serpent

Paul Valéry
(...)

Je vais, je viens, je glisse, plonge,
Je disparais dans un cœur si pur !
Fut-il jamais de sein si dur
Qu'on n'y puisse loger un songe !
Qui que tu sois, ne suis-je point
Cette complaisance qui poind
Dans ton âme lorsqu'elle s'aime ?
Je suis au fond de sa faveur
Cette inimitable saveur
Que tu ne trouves qu'à toi-même !

Ève, jadis, je la surpris,
Parmi ses premières pensées,
La lèvre entr'ouverte aux esprits
Qui naissaient des roses bercés.
Cette parfaite m'apparut,
Son flanc vaste et d'or parcouru
Ne craignant le soleil ni l'homme ;
Tout offerte aux regards de l'air
L'âme encore stupide, et comme
Interdite au seuil de la chair.

Ô masse de béatitude,
Tu es si belle, juste prix
De la toute sollicitude
Des bons et des meilleurs esprits !
Pour qu'à tes lèvres ils soient pris
Il leur suffit que tu soupires !
Les plus purs s'y penchent les pires,
Les plus durs sont les plus meurtris…
Jusques à moi, tu m'attendris,
De qui relèvent les vampires !

Oui ! De mon poste de feuillage
Reptile aux extases d'oiseau,
Cependant que mon babillage
Tissait de ruses le réseau,
Je te buvais, ô belle sourde !
Calme, claire, de charmes lourde,

(...)

Du plaisir que tu te proposes
Cède, cher corps, cède aux appâts !
Que ta soif de métamorphoses
Autour de l'Arbre du Trépas
Engendre une chaîne de poses !
Viens sans venir ! forme des pas
Vaguement comme lourds de roses…
Danse cher corps… Ne pense pas !
Ici les délices sont causes
Suffisantes au cours des choses !...

Ô follement que je m'offrais
Cette infertile jouissance :
Voir le long pur d'un dos si frais
Frémir la désobéissance !...
Déjà délivrant son essence
De sagesse et d'illusions,
Tout l'Arbre de la Connaissance
Échevelé de visions,
Agitait son grand corps qui plonge
Au soleil, et suce le songe !

(...)
© Paul Valéry
extraits - in Charmes (1922)
ce poème est d'abord parut dans la revue NRF en juillet 1921, avant de figurer dans le receuil Charmes avec quelques variantes.