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Le deuxième poème secret

Guillaume Apollinaire
La nuit la douce nuit est si calme ce soir que l'on n'entend que quelques rares éclatements
Je pense à toi ma panthère bien panthère oui puisque tu es pour moi tout ce qui est animé
Mais panthère que dis-je non tu es Pan lui-même sous son aspect femelle
Tu es l'aspect femelle de l'univers vivant c'est dire que tu es toute la grâce toute la beauté du monde
Tu es plus encore puisque tu es le monde même l'univers admirable selon la norme de la grâce et de la beauté
Et plus encore mon amour puisque c'est de toi que le monde tient cette grâce et cette beauté qui est de toi
 
O ma chère Déité chère et farouche intelligence l'univers qui m'est réservé comme tu m'es réservée
Et ton âme a toutes les beautés de ton corps puisque c'est par ton corps que m'ont été immédiatement accessibles les beautés de ton âme
Ton visage les a toutes résumées et j'imagine les autres une à une et toujours nouvelles
Ainsi qu'elles me seront toujours nouvelles et toujours toujours plus belles
 
Ta chevelure si noire soit-elle est la lumière même 
diffusée en rayons si éclatants que mes yeux ne pouvant la soutenir la voient noire
Grappes de raisins noirs colliers de scorpions éclos au soleil africain noeuds de couleuvres chéries
Onde ô fontaines ô chevelure ô voile devant l'inconnaissable ô cheveux
Qu'ai-je à faire autre chose que chanter aujourd'hui cette adorable végétation de l'univers que tu es Madeleine
Qu'ai-je à faire autre chose que chanter les forêts moi qui vis dans la forêt
 
Arc double des sourcils merveilleuse écriture sourcils qui contenez tous les signes en votre forme
Boulingrins d'un gazon où l'amour s'accroche ainsi qu'un clair de lune
Mes désirs en troupeaux interrogatifs parcourent pour les déchiffrer ces rimes
Ecriture végétale où je lis les sentences les plus belles de notre vie Madeleine
 
Et vous cils roseaux qui vous mirez dans l'eau profonde et claire de ses regards
Roseaux discrets plus éloquents que les penseurs humains ô cils penseurs penchés au-dessus des abîmes
Cils soldats immobiles qui veillez autour des entonnoirs précieux qu'il faut conquérir
Beaux cils antagonistes antennes du plaisir fléchettes de la volupté
Cils anges noirs qui adorez sans cesse la divinité qui se cache dans la retraite mystérieuse de ta vue mon amour
 
O touffes des aisselles troublantes plantes des serres chaudes de notre amour réciproque
Plantes de tous les parfums adorables que distille ton corps sacré
Stalactites des grottes ombreuses où mon imagination erre avec délices
Touffes vous n'êtes pas l'arche qui donne le rire sardonique et fait mourir
Vous êtes l'hellébore* qui affole vous êtes la vanille qui grimpe au parfum tendre
Aisselles dont la mousse retient pour l'exhaler les plus doux parfums de tous les printemps
 
Et vous toison agneau noir qu'on immolera au charmant dieu de notre amour
Toison insolente et si belle qui augmente divinement ta nudité comme à Geneviève de Brabant dans la forêt 
Barbe rieuse du dieu frivole et gracieusement viril qui est le dieu du grand plaisir
O toison triangle isocèle tu es la divinité même à trois côtés touffue innombrable comme elle
O jardin de l'adorable amour
O jardin sous-marin d'algues de coraux et d'oursins et des désirs arborescents
Oui forêt des désirs qui grandit sans cesse des abîmes et plus que l'empyrée.

* Rose de Noël ou herbe aux fous

© Guillaume Apollinaire
in Tendre comme le Souvenir - Lettres et Poèmes à Madeleine Pagès (Ed. Gallimard, 1952)